Salatko à Cherbourg

CHERBOURG

Ah, l’exquis Salatko,
par François Simon
(extrait)

« Cherbourg, Cherbourg, trois minutes et trois fois le tour. » Les petites villes ont parfois l’élégance de se moquer de leur petitesse. Cherbourg est une ville ricaneuse, ouverte au monde, fermée comme une huître. Et venteuse. Et promenante. Très salatkienne, somme toute. Car Alexis, outre du style, a du jarret. Ce flâneur a longtemps busoqué, nez en l’air, enquillant les kilomètres avant de tasser les mots et d’empiler les phrases. Il connaît la Manche comme sa poche. Sa ville du bout et du bord du monde, il y a marché. Il l’a mâchée. Il en sait les mimosas et les hivers siciliens, les pluies raides comme la justice, les vents qui se mouchent dans les boëls et vous font rentrer la nuque dans les épaules, les étés rares et irlandais, les printemps ondoyants, incertains, laborieux et cruels, les parfums de criée et de limaille de fer. Cherbourg est une ville qui sent l’effort. Les géographes diraient : ouvrière. Les météorologues : dépressive fraîchissant Ouest. Salatko a plus d’audace. Pour lui, Cherbourg c’est Brooklyn, Saint-Pétersbourg, Prague un peu, Liverpool beaucoup. Il est exquis, Alexis. Il voit la Neva ourler la plage Napoléon, les griffes de fraîcheur et d’ombre tchèques hérisser le bassin de Commerce, les tours du Casino gratter les ciels pommelés, la Divette chalouper et cousiner avec le Merseyside. Qu’est-ce qu’un écrivain ? C’est quelqu’un qui met des mots rares sur des choses ordinaires. Quelqu’un qui nous transporte. Et nous serine : allez voir là-bas, vous y êtes.

Il a été le premier – mais les poètes sont toujours devant nous autres – à poser un regard un peu tendre sur le toit de cuivre vert de la gare maritime, à souffler aux Cherbourgeois que se pétarder une telle ligne d’horizon était une offense. Cette gare fantomatique, il l’a baptisée Notre-Dame des Queens. En lui donnant un nom, il l’a sauvée. Les écrivains ont vocation à allumer les cierges qui éclairent le miroir de nos négligences. Ils nous rappellent que les allumettes doivent cesser de jouer avec nos enfances. Merci, pèlerin.

D’où lui vient cette manie de mettre un pied devant l’autre et d’additionner « les trois minutes et les trois fois le tour » ? Mystère et boules de gomme. Il faudrait aller gratter sous le carbone 14 des jeunes années. Du côté d’une grande maison de la rue du Val de Saire, quartier des pilotes, banlieue du bizarre où les jardins d’agrément battent de l’œil et commencent à être déplantés par les potagers. Il faudrait attendre que le soleil s’effondre et que la nuit s’installe. Et tendre l’oreille. Et mesurer la trace indélébile que laisse la longue plainte des paquebots qui déhalent et mugissent quai de France, cher « pier » de tant d’errance.

Voilà, c’est cela peut-être : Alexis Salatko est tout bêtement né sous le vent du port de commerce. Il est tatoué, notre rêveur d’escales, notre voyageur immobile. Il a la musique du Bremen, du Queen Mary et du Lusitania dans la conque des deux oreilles. Dans les nuits d’encre, les superlatifs flottants chantent leur mélodie sur l’octave la plus basse. La note bleue arrive jusqu’à la chambre du jeune homme. Les grands navires ont des voix de ventre, de dessous la ligne de flottaison. Des voix d’opéra, à casser le cristal, à déchirer la brume. Salatko carbure à ces concerts-là, au tempo profond des bateaux majestueux qui glissent dans l’ombre, élégants comme des cygnes, aussi lumineux que des sapins de Noël.

[…]

 

Extrait de l’ouvrage : Balade dans la Manche, sur les pas des écrivains (c) Alexandrines, mars 2006.

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