Jehan Rictus à Boulogne-sur-mer

BOULOGNE-SUR-MER

Histoire d’un mal-aimé : Gabriel Randon de Saint-Amant dit Jehan Rictus
par Georges Guillain
(extrait)

 

Les raisons demeureront sans doute à jamais mystérieuses pour lesquelles la très rousse, charnue mais tellement décorative Adine Gabrielle Randon de Saint Amant, âgée de 21 ans et domiciliée à Londres où elle semble avoir exercé un emploi de demoiselle de magasin, se retrouve, un jour de septembre 1867, à Boulogne-sur-mer, au 8 de la Place Navarin, domicile d’une certaine Madame Vasseur, sage-femme de son état, pour accoucher de ce fils, Gabriel, qu’elle n’aimera jamais et ne reconnaît pas. Pas davantage en tout cas que son père, un certain  Mandé Delplanque qui enseignait, lui, la gymnastique, dans la capitale anglaise.

Cette mère avait des prétentions exagérées pour ne pas dire délirantes à la noblesse ainsi qu’aux arts. Elle ne fut cependant jamais plus que simple « marcheuse », c’est-à-dire figurante passablement toquée, à l’Opéra de Paris, ce qui ne l’empêcha pas d’avoir honte de son malheureux fils que la nature n’avait pas aussi magnifiquement tourné qu’elle pensait l’être elle-même et qui l’encombra longtemps de sa grotesque apparence « de fœtus monté sur des pincettes ». Au point, d’ailleurs, de lui flanquer forces torgnoles dont une lui fit perdre à jamais l’usage de son oreille gauche ! Celui qui allait prendre en 1895 le nom de Jehan Rictus, en référence, dit-on, à ce Villon qui « rit en pleurs » dans la célèbre Ballade du Concours de Blois, ne resta sans doute qu’un temps limité à Boulogne, vivant l’essentiel de ses premières années dans la maison paternelle de Londres, jusqu’à ce que son géniteur,  lassé des scènes incessantes  que lui infligeait sa compagne – elle le bourrait aussi d’injures et de coups et n’hésitait pas, à l’occasion, à lui envoyer des cafetières ou des carafes à la tête !!!- décide de l’abandonner à sa triste nature.

Ces années d’enfance, ballottées entre les deux continents, Rictus les racontera dans Fil de Fer – son trop méconnu roman autobiographique – où il dressera le portrait idéalisé du père, « bon géant aux belles moustaches » et fignolera, sous le nom de Marquise de Saint-Scolopendre de Tirlapapan-Ribbon-Ribbette ( !) l’image désastreuse d’une mère marâtre qu’il appelait comme Rimbaud  « la mother »  et qui combine, en effet,  tous les défauts de la mère Vingtras, de Madame Lepic et de Folcoche réunis. Il y multipliera encore les récits héroï-comiques des empoignades insensées du couple. On retiendra aussi une scène dont je me plais à penser qu’elle fut peut-être le germe de l’extraordinaire chapitre de Mort à Crédit dans lequel Céline raconte la traversée de Bardamu secoué par le mal de mer. Rictus-Fil de Fer s’y montre embarquant sous le bras d’un matelot, comme un tonneau de gin, puis, sous l’effet conjugué de la houle et de l’odeur de beurre rance échappée des machines, rendant tripes et boyaux, tandis que les voyageurs exaltés se jettent à genoux au spectacle des tendres falaises qui animent le port.

[…]

 

Extrait de l’ouvrage : Balade en Pas-de-Calais, sur les pas des écrivains (c) Alexandrines, mai 2006

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