VAL DE SAIRE
Les aimantations définitives,
par Michel Besnier
(extrait)
De l’aimant à l’amant, il n’y a qu’un pas, qu’une lettre à ôter ou ajouter. Et le sens est le même : on est aimanté, amanté par ce qu’on aime. Ce n’était pas prévu, programmé, prémédité, mais je dois le constater, le reconnaître, la Manche est toujours présente dans ce que j’ai écrit. Même dans Leipzig, portrait d’une ville continentale où je cherchais en vain des quais. J’aimais cette subtilité de couleurs faibles et fondues, cette version positive de ce que les peu voyants appellent le gris, ce refus modeste, intelligent et supérieur de la teinte agressive, du fard publicitaire. Faisant l’éloge d’une ville épargnée par l’agression de la couleur brutale, je me référais à mon nuancier, à mon modèle de schiste toujours entre gris et bleu, entre gris et vert, entre vert et bleu. Aimant Leipzig, j’aimais Cherbourg… Même dans La Roseraie, roman qui a pour cadre un jardin de la banlieue parisienne, le personnage était originaire de Barfleur et ne manquait pas d’y faire un séjour.
Manche toujours présente… Plutôt le nord de la Manche. Plutôt le Cotentin. Plutôt le nord-est du Cotentin, Cherbourg, Tourlaville et le Val de Saire. Cet étrange département est fait d’alvéoles. Quand on quitte la sienne pour se rendre dans une autre, on est toujours chez soi, mais dans un autre chez soi qui prend un charme légèrement exotique. La Hague m’est toujours une superbe énigme, les marais m’enchantent et m’inquiètent. Quand, à quinze ans, j’arrivai à l’Ecole normale de Saint-Lô, des condisciples venaient de pays que je ne connaissais pas et dont les noms chantaient : Créances, Sartilly, Marigny, Montmartin… Pour la première fois, je fréquentais des sudistes. Quand je fus moniteur de colonie de vacances, à Portbail, tous mes colons venaient de la Manche, mais certains n’avaient jamais vu la mer. La multiplication des voitures a fait évoluer la situation, mais elle n’a pas supprimé les alvéoles. Elles constituent assurément un frein politique et économique, mais aussi un ferment poétique. Elles alimentent cette rêverie particulière qui a pour objet le partiellement connu, les bourgs qui se réduisent à une église ou à un café mais gagnent ainsi la profondeur d’un arrière-pays vierge de toute image précise, les lieux que l’on voit une ou deux fois par an, jalonnant les existences autrement que les lieux familiers. L’habitant de la Manche a son point d’ancrage et, au-delà, plusieurs cercles dans lesquels il a tracé des itinéraires personnels, liés aux familles ou à des activités rituelles, une foire, une fête, une pêche aux coques, une pêche aux praires, une pêche à rien.
On ne choisit pas son lieu de naissance, mais on peut se l’approprier : « Hôpital maritime de Cherbourg ». J’aime ce véritable hôpital qui n’en est plus un, ayant remplacé les malades en espoir de guérison par des cinéastes en cours de formation. Mais les mots me font imaginer une autre architecture. Des chambres aux fenêtres battues par les embruns, des escaliers de phare, des murs de granit, des filets qui sèchent dans une cour, de vieux marins qui soignent un ulcère ou crachent leurs poumons, huître par huître, des couloirs brossés et rincés comme des ponts de bateaux, des cadavres que l’on jette à la mer en inclinant une planche : un hôpital romantique ! En ce temps-là, mes parents vivaient à Beaumont, où mon père était gendarme. J’ai donc eu une période hagarde, mais n’en ai aucun souvenir. Et l’ancienne gendarmerie de Beaumont n’existe plus. Puis ce fut le temps d’Equeurdreville, temps urbain et ouvrier, avec foule noire et drapeaux rouges quand on enterrait le maire. Je n’avais pas le droit de traverser la dangereuse rue de la Paix. Je passais le plus clair, le plus sombre de mon temps à la fenêtre. Deux fois dans un sens, deux fois dans l’autre, passait l’imposant peloton cycliste des ouvriers de l’arsenal. Il n’y avait pas d’échappées. Vers la gauche, la rue menait à Cherbourg où je n’allais jamais. Vers la droite, c’était la saline et le Hameau de la mer, autres noms que j’ai mâchés et remâchés… J’avais six ans quand mon père a réalisé son vieux rêve, retrouver la maison de ses parents à Tourlaville. Il suffisait de traverser Cherbourg pour changer de monde, entrer dans celui des choux, des chevaux, des ruisseaux, des talus, des haies, des noisetiers, des lézards, des orvets, des œufs de grive et de merle à ne plus savoir où donner de la tête pour viser et esquiver. C’est là que j’ai fait mon stock de sensations, d’images, de métaphores.
[…]
Extrait de l’ouvrage : Balade dans la Manche, sur les pas des écrivains (c) Alexandrines, mars 2006.