VERSAILLES Beaussant

VERSAILLES

Le grand-père et la fée
par Philippe BEAUSSANT

 

 

J’ai souvent vu dans mon enfance une carte postale représentant le Petit Trianon. Elle portait un titre, comme on faisait alors : « Le promeneur solitaire ». En effet, au milieu du parterre, se tenait un très vieux monsieur, tout de noir vêtu, avec de grandes moustaches, la canne à la main. C’était mon arrière grand-père, que le hasard du fonds de commerce d’un photographe avait placé au premier plan, et que des milliers de touristes ont envoyé aux quatre coins de la planète.

J’ai la chance que Versailles m’ait toujours été un lieu familier : non pas du tout comme il peut l’être pour des Versaillais de souche, mais pas non plus comme pour un visiteur ordinaire. Nous y allions le dimanche, en famille, rendre visite à ce vieux monsieur né sous Louis-Philippe et qui avait chargé sabre au clair à la bataille de Reichshoffen. Nous visitions avec lui l’immense palais, et je ne sais lequel des deux m’intimidait le plus. Je ne sais pas non plus lequel a le plus stimulé l’imagination de mes dix ans. Comment imaginer ce vieil homme de quatrevingt-dix ans chargeant sabre au clair dans une bataille qu’on racontait dans les livres d’histoire ? Bon pied, bon oeil, il était auréolé de magnificence par le palais dans lequel il nous conduisait, et quelque chose de la gloire de Louis XIV retombait sur lui et sur son grand âge : et sur moi, par conséquent, parce qu’un arrière-grand-père, c’est un arrière-grand-père.

Trente ans plus tard, les rôles étaient inversés, si je puis dire. J’avais reçu, de très haut lieu, une invitation pour je ne sais quelle cérémonie-buffet, au château de Versailles. Je m’étais vêtu en conséquence, et j’avais entraîné avec moi ma fille, qui avait l’âge exactement, dix ans, de ma découverte de la gloire. Elle avait revêtu pour la circonstance sa robe de fée, ou de princesse, comme une fille aime faire à cet âge. Elle faisait mieux encore que moi : entrant dans le palais, elle était fée, elle était princesse… Or, il se trouve que ce soir-là, personne n’avait fait attention à nous, et que nous nous sommes promenés, la fée et moi, main dans la main, pendant deux heures, dans le palais du Roi-Soleil, désert, offert, pendant que les illustres invités sablaient le champagne et dégustaient les petits fours. Elle, étant fée, m’avait sacré roi. J’ai été roi deux heures dans ma vie : qui peut en dire autant ? Les vrais rois de la terre le sont par  leur sacre, je l’ai été par poésie.

[…]

 

Extrait de l’ouvrage : Balade en Yvelines, sur les pas des écrivains (c) Alexandrines, mars 2011.

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